Epilogue :
Une heure plus tard, les héroïques Chevaliers revenaient dans le grand nuage gris qui avait refait surface au dessus du coquet hameau d'Esterençuby. Ils mirent pied à terre au refuge Kaskoleta en le mitan de l'après-midi, et procédèrent au chargement des bagages, dans une ambiance joyeuse et légère. Tous se remémoraient leurs aventures et riaient et s'esclaffaient en harnachant leurs montures. Ils firent aussi un ban au Chevalier Nono, tant il était méritant, puis vint le moment des adieux. Avec une émotion contenue, ils s'embrassèrent virilement, se souhaitèrent une route la meilleure possible et chacun partit vers son fief.
Le Chevalier Ricoune fut le dernier en ordre de marche, comme à son habitude, son castel amovible étant plus facile à déplier qu'à plier, ce qui lui valut l'assistance de pas moins de trois guerriers pour en venir à bout. Il regarda, un peu triste, ses frères d'armes disparaître dans la brume.
La dernière sangle ajustée, il grimpa sur son destrier et piqua des deux en direction de Donibane. Le chemin était long jusqu'au Cantau, en les Terres d'Armagnac, et il ne souhaitait pas voyager de nuit. En traversant Donibane, il put constater que l'atmosphère avait considérablement changé. Les pèlerins souriaient, l'heure était à l'insouciance, comme si rien de ce qui s'était passé les jours précédents n'avait existé. Il émit un grand rire dans son heaume et fonça vers le Béarn. En arrivant à Sauveterre de Béarn, le soleil avait de nouveau chassé les nuées, et la soif aidant, il décida de s'arrêter. Bien lui en prit, car il fit une improbable rencontre. Sur la grand-place où se situait l'accueillante auberge en laquelle le Chevalier se désaltérait, se reposait une rare monture venant d'une contrée très lointaine. Sa robe brillante démontrait le soin que lui portait son maître, et le gentil Chevalier Ricoune eut soudain un peu honte, en regardant son pitoyable destrier qui portait tous ces stigmates de nombreuses batailles et de grands voyages.
Le brillant palefroi estranger.
Revigoré, il fonça en direction de la mythique cité d'Orthez, à partir de laquelle il devrait obliquer sur Hagetmau, ville sainte fondée par les Chevaliers Teutoniques au septième siècle, puis Aire sur l'Adour. Il mit donc le cap au nord vers ce qui allait être un perdage mémorable, car il n'y a pas d'aventure du Chevalier Ricoune sans perdage mémorable. Au bout de trois ou quatre lieues, le Chevalier s'interrogea sur l'absence de panneaux signalant la direction d' Hagetmau, ville sainte fondée par les Chevaliers Teutoniques au septième siècle. Un peu colère envers la Daidéheu du Comté du Béarn qui gérait über-mal sa signalétique, et pour être honnête, aussi envers lui-même, il fit halte en le doux village de Tihl, au beau milieu d'une fête de mariage. Il s'enquit auprès d'une accorte manante du chemin à prendre pour joindre Hagetmau, ville sainte fondée par les Chevaliers Teutoniques au septième siècle. La belle, perplexe, lui répondit, phonétiquement : « Aaah,
Haguettmahu ? Faut passer par Amou, c'est pas bien loin...
- Eh, jeune fille, le coup de Haguettmahu, on me l'a déjà fait, mais dans l'autre sens, il y a plus de trente ans, vous n'étiez même pas de ce monde. Je me trouvais en mission du côté de Roustons, dans les Glandes, lorsqu'un condescentant Lutècien en voyage me demanda la route pour Haguettmahu (« dites-donc, mon brave... », j'ai pas aimé...). Interloqué, je lui demandai d'écrire le nom de la localité. « Hagetmau », était marqué sur le bout de parchemin. Je l'envoyai donc vers Biscarosse, à l'opposé de sa destination.*... Bon, Amou, vous dites ? Ok Thxbye ! ». Le Chevalier réprima violemment une fugace envie de massacrer toute l'assistance, un reste d'adrénaline de ces derniers jours, sûrement, salua et fila à fond de cinq vers Amou. Tout en avançant, il se rappela qu'il s'était promis de déguster dans le bourg de Geaune un liquide de la même couleur, ce qui lui donna une motivation supplémentaire pour essorer afin de rattraper son retard. Il passa donc sans souci la ville sainte de Hagetmau, fondée par les Chevaliers Teutoniques au septième siècle, et se retrouva rapidement en la localité de Geaune, qui devait rassembler tout au plus cinq-cents âmes. Le Chevalier Ricoune fit le tour de l'agglomération, et grand fut son dépit car aucune auberge, aucun estaminet, aucune gargotte ni boui-boui, rien d'accueillant ne se profilait. Assoiffé, décontenancé et un peu fâché, il mit le feu au village et s'en fut dans la fumée en ricanant, les nerfs, vraisemblablement, au milieu des habitants en pleurs.
Il mena bon train jusqu'à Aire sur l'Adour, en fait, jusqu'à ce qui allait être un événement exceptionnel : le deuxième perdage du Chevalier Ricoune en une seule aventure. En effet, un grand giratoire siègeait au sud de la métropole, mais celui-ci n'indiquait guère Barcelonne du Gers, l'aérodrome, Nogaro ou encore moins Ayzieu, tous points de passage visités à l'aller. Le Chevalier fit donc quatre fois le tour de l'ouvrage, s'arrêta plusieurs fois sur une longue avenue afin de boire un peu d'eau tiède et fumer le clopo, sorte de tige emplie de tabac, une herbe sacrée qui ne serait découverte que bien plus tard. Il repartit vers le sud dans une inutile chevauchée de plusieurs lieues, et ne voyant aucune indication, fit volte face et se décida enfin à traverser Aire sur l'Adour. La patience du Chevalier n'allait pas tarder à être une fois de plus à l'épreuve, car sur une grand place bordée de platanes, il fut contraint d'obéir aux injonctions de la signalétique lumineuse qui affichait un rouge impératif. Il resta donc planté en plein soleil, dans son caparaçon étuvant, à attendre que la couleur changeat, sous les regards moqueurs des quelques passants qui se risquaient à se brûler le cuir sous les ardents rayons de cette belle journée d'été. Au bout d'une éternité plus dix secondes environ, un puissant charroi vint se positionner à côté du combattant déshydraté, ce qui déclencha le mécanisme changeant la couleur du diabolique dispositif, et le Chevalier put alors recouvrer un peu de fraîcheur, en progressant enfin à vitesse soutenue, hors de ce lieu qu'il maudit pour mille générations.
Sa progression ne fut dès lors plus entravée, et il débarqua soulagé, l'astre du jour se noyant dans l'épaisse frondaison qui l'entourait, au relais du Cantau. L'accueil fut, comme d'habitude, extrêmement chaleureux, de la part de Marianne et Jean-François, et après quelques fraîches et revigorantes cervoises, le Chevalier Ricoune entrepris de décharger sa monture et s'installer dans ses quartiers. Pendant ce temps, Jean-François procéda à l'installation d'un antivol d'un genre nouveau sur la monture du Chevalier, les brigands de grands-chemins n'étant pas rares dans la région.
L'antivol aïetek, sur le taupe-caisse de la ricounesque monture, réglé en position défensive.
Les stigmates du système de sécurité (faut bien qu'il y ait quelques inconvénients).
Après un délicieux repas en compagnie de ses hôtes et de leur riante conversation, le Chevalier prit congé non sans avoir fini la dernière quille de manseng noir, excellent rouquemoutte des terres gersoises. Il effectua de bienfaisantes ablutions pour ses muscles endoloris par cette épique épopée, et trouva le sommeil par hasard, sans vraiment chercher.
Demain, il reviendrait en son fief, et reprendrait ses activités normales. Mais ceci est une autre histoire, que nous ne conterons pas ici.
Epilogue de l'épilogue :
Puteau, Quartier de la Défense, Tour ADTLF, 37° étage, le 27 novembre 2016.
Le président du Conseil d'Administration de la société des Autoroutes De Toute La France, mieux connue sous le sigle d'ADTLF, venait de finir la lecture du Rapport Moral de l'exercice du troisième trimestre 2016, devant la quinzaine d'administrateurs attentifs réunie pour cette occasion.
« Si vous n'avez ni remarque ni question, je vais aborder la partie financière de notre activité pour ce trimestre. ». Il fit le tour de la Salle du Conseil, et devant le silence, poursuivit : « Nos résultats sont en baisse, je préfère vous prévenir de suite, et nous sommes ici pour trouver une solution, parmi les propositions faites par l'encadrement et les dirigeants. Vous avez sous les yeux tous les tableaux concernant les comptes d'exploitation et de résultat, et vous verrez bien que si nous voulons continuer à servir à nos investisseurs un dividende en croissance, nous aurons à effectuer des choix drastiques. Que faisons-nous ? ». Un murmure inquiet s'éleva de l'assemblée. « La conjoncture est telle que nous affrontons en ce moment une baisse de trafic significative, qui, en moyenne lissée sur un exercice complet nous amène à une stagnation de notre chiffre d'affaires. Les prévisions de croissance ne sont pas optimales, et c'est un euphémisme, et nos coûts de fonctionnement, eux, sont en augmentation, comme vous pouvez le constater page trente-huit. Nous avons investi largement en infrastructures pour ne pas perdre de parts de marché, en maintenance préventive pour offrir la meilleure qualité de service et la meilleure sécurité possible à nos clients, et les intérêts de la dette sont, eux aussi, en augmentation, en valeur absolue. Ne comptez pas sur les banquiers pour nous faire un cadeau, ils ont d'autres chats à fouetter avec le Brexit. Alors je vous le répète, que faisons-nous ? ». Un silence plombé survola la grande table oblongue en bois précieux du Brésil. Au fond de la salle, une femme sans âge, austèrement vêtue se permit une suggestion : « Augmentons les tarifs du ticket de péage... », dit-elle d'une voix sans timbre.
« Pas d'autre proposition ? Bien, passons aux votes... je compte : douze pour, un contre, trois abstentions, motion adoptée. Madame Martin, prenez note. La séance est levée, merci à tous de votre participation ». L'assemblée sortit lentement de la salle, le président en dernier, et celui-ci remarqua un détail troublant, auquel il n'avait jamais prêté attention. Cette femme, actionnaire de l'ADTLF depuis de nombreuses années, arborait en quittant la salle de réunion, un bien étrange sourire...peut-être la couleur de sa dentition, qui tirait sur le verdâtre...
Décidant que ça n'avait aucune espèce d'importance, le président prit l'ascenseur suivant.
* Anecdote authentique (j'espère que ce Lutècien n'est pas sur le forum, mébon, trente-quatre ans après, y a prescription, non?) N.d.r.